7/20/2018

Commentaire de l’arrêt de la CJUE dans l’affaire C-157/15

Il s’agit ici de commenter l’arrêt de la Cour de justice (ci-après CJUE) rendu par la grande chambre (ci-après juges) dans l’affaire C-157/15 opposant Mme Achbita et la société G4S.
Dans les faits, Mme Achbita est licenciée par son employeur la société G4S sur la base de son comportement religieux à savoir le port du foulard, non-autorisé par une règle du règlement de travail de la société qui stipule que : « il est interdit aux travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses ou d’accomplir tout rite qui en découle ». (voir information sur l’affaire Mme Achibta/G4S)

En premier lieu, je voudrais commencer mon analyse avec une remarque globale sur cet arrêt : les juges de la CJUE ont traité très rapidement cette affaire. Je ne parle pas ici en termes de la durée de prise de cet arrêt, qui d’ailleurs dépasse la moyenne globale, mais je vise le volume de l’arrêt lui-même.
La structure et la portée de l’arrêt peuvent être représentées en trois chapitres comme suit :

-Un premier chapitre consacré au rappel des faits, de la procédure et du cadre juridique (points allant de 1 à 22) ;
-Un deuxième chapitre qui produit une réponse à la question préjudicielle posée par la juridiction belge (points 29 à 32) ;
-Un troisième chapitré est dédié sur la notion de religion (points 23 à 28) et à la question hypothétique posée par les juges (points 33 à 43).
En termes de volumes, la question préjudicielle est traitée en 4 points et les autres aspects de l’arrêt en 39 points. Plus précisément encore, pour répondre à la question préjudicielle (chapitre 2), les juges ont produit uniquement deux cent dix (210) mots contre 3356 pour les deux autres chapitres dont 1872 pour le premier chapitre et 1484 pour le troisième (ce dernier est réparti entre 588 mots pour la notion de religion et 896 mots pour la question hypothétique de la discrimination indirecte).
En substance, le seul chapitre productif répondant à la question préjudicielle, à savoir le chapitre 1, peut être résumé en quatre-vingt (80) mots environ ; voir même dix (10). A titre de rapprochement, la question préjudicielle à elle seule est posée en soixante-cinq (65) mots ou en cent et un (111) mots si on y ajoute l’article 2, paragraphe 2 sous a), objet d’interprétation.
D’après ces statistiques, il va sans dire que les juges ont répondu expéditivement à la question préjudicielle, constituant l’essence même du litige, et s’étalaient sur les autres aspects secondaires ou accessoires de l’affaire. En sommes, un arrêt fondé sur un raisonnement de dix (10) mots, l’équivalent d’un SMS, est largement improductif notamment lorsqu’il s’agit d’une affaire sensible qui, d’une part, a pour vocation d’induire une jurisprudence à l’échelle européenne, et d’autre part, met en jeu les droits fondamentaux des citoyens européens et leurs intérêts socio-économiques.
En second lieu, il va sans dire que le fait d’interdire une personne de porter un foulard islamique signifie, d’une part, traiter cette personne sur la base de sa religion et, d’autre part, limiter sa liberté de religion. Dans l’affaire en question, les juges, d’une part, reconnaissent le droit de tout salarié de manifester sa religion (point 28 de l’arrêt) et, d’autre part, ils concluent, en substance, que l’employeur jouisse d’une liberté d’ingérence dans le droit de religion de ses salariés. Comment expliquent-ils ce paradoxe ?

Cette problématique capitale découle de la demande d’interprétation de la Cour de cassation belge parvenue à la CJUE.  Concrètement, la CJUE est invitée à répondre à la question de cette juridiction belge qui tend de savoir : «si l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens que l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne d’une entreprise privée interdisant de manière générale le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, constitue une discrimination directe prohibée par cette directive.» (voir information sur la question préjudicielle)

Pour ce faire, la CJUE vérifie, en interprétant l’article 2, paragraphe 2, sous a), est-ce que l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne d’une entreprise privée, constitue une discrimination directe ? (I)
A titre d’hypothèse, la CJUE se pose aussi une question préjudicielle dérivée qui consiste à savoir en substance est ce que l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne d’une entreprise privée, constitue une discrimination indirecte (II)

I.                     Vérification de la discrimination directe

Les juges de la CJUE comme l’avocat général Mme JULIANE KOKOTT se rejoignent à la société G4S pour dire qu’il n’y a pas de discrimination directe. Cette appréciation est controversée par les parties et intéressés aux procès. La victime, comme le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme et le Royaume de Belgique plaident pour l’existence d’une discrimination directe.

Pour apprécier l’absence ou l’existence d’une discrimination directe dans cette affaire, les juges de la CJUE se posent d’abord deux questions qui tendent de savoir « s’il résulte de cette règle interne une différence de traitement entre les travailleurs en fonction de leur religion ou de leurs convictions ? » et dans l’affirmatif, « si cette différence de traitement constitue une discrimination directe au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78 » (point 29). A leurs yeux, la réponse à la première question est négative car la règle litigieuse « se réfère au port de signes visibles de convictions politiques, philosophiques ou religieuses et vise donc indifféremment toute manifestation de telles convictions » (point 30). Partant du constat que la règle interne en question n’instaure pas de différence de traitement directement fondée sur la religion ou sur les convictions (point 31), les juges ont conclu finalement que au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous a) « l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne d’une entreprise privée interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions au sens de cette directive » (point 45).
Autrement dit, l’interdiction de porter un foulard islamique, aux yeux des juges, ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous a) parce que :
-L’interdiction est prise sur la base d’une règle du règlement de l’entreprise interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail ;
-Cette règle s’applique sur pied d’égalité à tous les travailleurs c’est-à-dire elle n’engendre à l’égard d’eux aucune différence de traitement.

Ce raisonnement simpliste appelle plusieurs remarques, en plus de celle ayant trait au volume ou le caractère productif de l’arrêt.


A. Première remarque :  Les juges sont très peu explicites.
D’abord, le rapport entre la question préjudicielle et les deux questions posées par les juges au point 29 n’est pas claire. Il n’est pas démontré dans quelle mesure, et notamment sur quelles bases juridiques, ces deux questions servent la réponse à la question préjudicielle. Ensuite, alors que la question préjudicielle porte sur l’article 2 (voir point 22), le développement des juges reste indifférent à l’égard de la portée et les termes conceptuels de cet article. Ainsi, celui qui lit les points traitant la discrimination directe (point 29 et 32) trouve une difficulté de comprendre sur quelle disposition de l’article 2, paragraphe 2, sous a) les juges établissent leur interprétation et conclusion, et ce, contrairement à leur raisonnement en ce qui concerne la discrimination indirecte (point 34 et suivants).

B. Deuxième remarque : Les juges ont poursuivi une approche d’argumentation incohérente
Pour interpréter l’article 2, paragraphe 2, sous a), objet de la question préjudicielle, les juges procèdent à l’examen de la portée de la règle interne édictée par la société G4S.
Or, la définition juridique de la discrimination « directe » n’exige pas l’existence d’une règle. Ainsi, les juges cherchent à « déterminer s’il résulte de la règle interne en cause au principal une différence de traitement entre les travailleurs en fonction de leur religion ou de leurs convictions » (point 29). Ça revient à dire que les juges évaluent, en substance, le caractère « neutre » de la règle en cause alors que cette « neutralité » caractérise le régime de la discrimination indirecte. D’ailleurs, dans une autre affaire (C-188/15), les mêmes juges ont évoqué cette règle sous le régime de la discrimination « indirecte » à savoir l’article 2, paragraphe 2, sous b) et non sous a), chose qui est logique (point 32).
En agissant de la sorte, les juges se sont servis de l’article 2, paragraphe 2, sous b) concernant la discrimination « indirecte » pour vérifier l’existence ou non de la discrimination « directe » telle que définie par l’article 2, paragraphe 2, sous a). Ce n’est pas cohérente comme approche d’argumentation.

Les juges acceptent a priori qu’un salarié soit traité par son employeur sur la base de la religion à condition que ce traitement se fait conformément à une règle soigneusement édictée dans le règlement de travail. C’est-à-dire ils acceptent à priori que l’employeur ait le droit de limiter la liberté de religion de ses salariées sous condition de prévoir ce pouvoir dans le règlement de travail.
D’où viennent ces « a priori » ?
Quelle est la disposition de la directive ou du droit belge qui permet, en principe, à l’employeur de traiter son salarié sur la base de la religion à condition que ce traitement se fait conformément à une règle du règlement de travail ?
D’où vient-il ce super pouvoir, octroyé à l’employeur, lui permettant de limiter la liberté de religion de ses salariés :
Est-ce que c’est le droit qui octroie cette autorité à l’employeur ou, dans l’infirmatif, il s’agit tout simplement d’un cadeau jurisprudentiel offert par les juges ?
Je croix fort que à travers ce super pouvoir l’employeur empiète à la fois sur la liberté de religion de ses salariés et sur les attributions du parlement, seul compétent pour légiférer en matière des libertés publiques.

D. Quatrième remarque :  les juges raisonnent comme si la directive 2000/78 consacre une discrimination sur pied d’égalité
Par rapport à la portée de la règle litigieuse, les juges ont vérifié est ce que cette règle vise différemment ou indifféremment toutes les religions et convictions. Or, la directive 2000/78 prohibe la différence de traitement fondée sur la religion sans qu’il ait besoin de vérifier est-ce qu’elle s’applique à l’ensemble des religions ou s’applique sur les unes et épargne les autres.  C’est une discrimination fondée sur « la religion ou la conviction » qui est prohibé et non une discrimination « inter-religions et inter-convictions ».
La directive 2000/78 va dans le sens que la différence de traitement fondée sur la religion est prohibée nonobstant qu’elle vise ou non, sur pied d’égalité, l’ensemble des religions et convictions.  Sachant que la différence de traitement n’est pas prohibée en soi ; une différence de traitement peut être légitime ou prohibée en fonction de son fondement. Par exemple, n’est pas prohibée la différence de traitement des salariés fondée sur le mérite (nombre d’année d’expérience, niveau du diplôme, rendement ..) ; par contre une différence de traitement fondée sur la religion ou l’âge est prohibée car illégal, inhumain et aussi illogique : quel rapport existe entre l’exercice d’une activité professionnelle et la religion pour qu’on justifie une limitation de la liberté de religion ?
Le raisonnement des juges va à l’encontre du texte et du sens de la directive 2000/78 en particulier ses articles 1 et 2.  D’après ce raisonnement, la directive prohibe la discrimination dans le sens qu’elle induit une différence de traitement entre les religions et/ou entre les convictions. Autrement dit, la différence de traitement prohibée, aux yeux des juges de la CJUE, est celle qui vise spécifiquement une ou deux religions et épargne les autres religions ; ou, même s’elle vise l’ensemble des religions, elle épargne les convictions philosophiques et politiques et vice-versa.
Est-ce que cette interprétation est juste ?
La réponse est NON !
A titre d’exemple, toujours d’après l’interprétation des juges de la CJUE, une différence de traitement est prohibée lorsqu’elle est fondée sur une règle qui vise uniquement l’Islam ou le Christianisme ou, même lorsqu’elle vise l’ensemble des religions, elle épargne une ou plusieurs convictions politiques et philosophiques. L’inverse est aussi vrai. Ça revient à dire qu’il faut juste disposer d’une règle visant de façon innommé l’ensemble des religions et convictions pour échapper au régime de non-discrimination. Aucun fondement juridique ne valide cette interprétation qui vide la directive de sa substance.
Si je crois à l’interprétation des juges CJUE, la directive 2000/78 aura comme objet -non pas « la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement » comme le préconise son article 1- mais plutôt la mise en œuvre du principe de « l’égalité de discrimination » comme le murmure ladite interprétation !
Si je crois à l’interprétation des juges de la CJUE, le principe de l’égalité de traitement aura comme sens -non pas « l’absence de toute discrimination fondée sur la religion ou la conviction » comme il découle de l’article 2 paragraphe 1 de ladite directive- mais il aura comme sens plutôt « la présence de discrimination, appliquée de manière identique, générale et indifférenciée à toutes les religions et les convictions » comme le souffle l’interprétation de la CJUE !!
Cette interprétation est inacceptable car elle s’éloigne de l’objet et des définitions de la directive 2000/78. C’est une interprétation qui finit par détourner le sens et l’objectif de la directive en ce qui concerne la protection de la liberté de religion contre la discrimination.

E. Cinquième remarque : l’interprétation des juges n’est pas éclairée par un effort de terminologie.
Il importe d’abord de constater que, en marge de traitement de la discrimination directe, les juges n’ont pas discuté la portée conceptuelle de l’article 2, paragraphe 2, sous a). Des notions clés comme « traitement moins favorable » et « situation comparable » n’ont pas été clarifiées pour le besoin de l’interprétation conçue par eux.
Ensuite, alors que l’article 2, paragraphe 2, sous a) établit le traitement moins favorable sur la base d’une comparaison avec une « autre personne » dans une « situation comparable », les juges ont opté pour une comparaison entre tous « les travailleurs » et entre toutes « les convictions politiques, philosophiques ou religieuses » (point 30). La comparaison légale, préconisée par la directive, est compatible avec la logique que la directive interdit la discrimination fondée sur la religion ou la conviction. Or, la comparaison faite par les juges est compatible avec leur logique implicite qui va dans le sens que la directive instaure une « égalité de discrimination ».

De même, les juges vérifient que dans le passé rien n’indique que « l’application de la règle interne en cause au principal à Mme Achbita ait été différente de l’application de cette règle à tout autre travailleur » (point 31). Cependant, l’article 2, paragraphe 2, sous a) ne limite pas la comparaison au seul temps passé comme le démontre les expressions « ne l'est, ne l'a été ou ne le serait ».
Supposant -comme c’est difficile pour moi de concevoir cette hypothèse - supposant que l’interprétation de la CJUE est juste, qui ose garantit qu’un employeur « applique, appliqua et appliquerait » pareille règle interne sans distinction entre les salariés et religions et convictions. Qui va contrôler l’usage sain de cette « arme » discriminatoire. Oser le confirmer est encore impossible lorsqu’il s’agit d’entreprise de grande taille ou multinationale. La prévisibilité de règle juridique découlant de cette interprétation n’est plus garantie.
Dans le même sens, les juges admettent de plein droit que la notion de « signe », prescrite par la règle litigieuse du règlement de travail de la société G4S, correspond au foulard porté par la salariée Mme Achbita. Les juges n’ont pas fourni d’explication à ce sujet ; ils n’ont pas présenté un argument légal, contractuel ou même logique pour valider cette correspondance. De plein droit, ils considèrent que le foulard est un signe religieux.
Les juges de la CJUE compliquent encore la chose en évoquant la notion de « neutralité vestimentaire » plus loin encore lorsqu’ils utilisent la locution juridique « notamment » (point 30). Cette dernière peut être lue comme suit : l’employeur peut imposer encore d’autres types de neutralité. Lesquels ? je ne sais pas ; peut-être une neutralité comportementale ! une neutralité vocale ! une neutralité sensorielle ! ...
Sans effort d’encadrement de cette notion de « signe », et tenant compte le super pouvoir dont dispose dorénavant l’employeur pour limiter les droits de ses salariés, les juges laissent la porte ouverte devant les employeurs pour qualifier tout objet comme signe.  Savez-vous qu’un musulman, comme tout autre pratiquant, s’habille entièrement pour des considérations religieuses. Dans ce cas, est-ce que la jurisprudence de la CJUE nous amène un jour à lui demander d’ôter son pantalon et sa chemise au travail au nom de la liberté d’entreprise ! 
D’après toutes les remarques qui précèdent, il semble que la conclusion de l’arrêt relative à la discrimination directe est expéditive et illégale et. Le raisonnement qui sous-tend cette conclusion est non probant, insuffisamment discutée, peu argumentée et fondée sur une approche incohérente. L’arrêt manque les propriétés d’un œuvre d’interprétation juridique du texte de la directive et comporte les caractéristiques d’un jugement définitif de quatrième degré.


II.                     Vérification de la discrimination indirecte 

Après avoir examiné le litige sous le régime de la discrimination « directe », la CJUE a arrivé au point de l’examiner sous l’angle de la discrimination « indirecte ». Je souligne d’abord que cet examen relatif à la discrimination indirecte ne relève pas de la demande d’interprétation de l’article 2, paragraphe 2, sous a) formulée par la Cour de cassation belge. Sauf que la CJUE a jugé utile de fournir à la juridiction belge, une interprétation de l’article 2, paragraphe 2, sous b) qui concerne cette forme de discrimination dite indirecte (point 33).
Pour ce faire, les juges de la CJUE ont poursuivi le raisonnement suivant :
i. Ils ont supposé l’existence d’une discrimination indirecte (point 34);
ii. ils ont chargé le juge belge de vérifier si le litige remplit ou non les conditions de l’article 2, paragraphe 2, sous b) ; c’est-à-dire il appartient au juge belge de vérifier le caractère neutre et désavantageux de la règle litigieuse (point 34) ;
iii. ils ont chargé le juge belge de vérifier si la dérogation au principe de la non-discrimination indirecte, prévues par l’article 2, paragraphe 2, sous b), i) est applicable ; c’est-à-dire il appartient au juge belge d’en vérifier les conditions justificatives à savoir la légitimité de l’objectif et le caractère approprié et nécessaire des moyens de sa réalisation (point 35) (voir information sur régime juridique dérogatoire;
iv. ils ont fourni au juge belge des « indications » établissant la dérogation au principe de la non-discrimination indirecte (points 36 à 43).
Si la pertinence de l’examen du litige sous le régime de la discrimination indirecte - qu’on peut l’appeler demande préjudicielle dérivée ou variante - ne suscite pas de commentaire à ce niveau, le raisonnement poursuivi par les juges pour en apporter une réponse stimule par contre plusieurs interrogations.
Avant d’apprécier ce raisonnement, il convient de rappeler que la directive 2000/78 prohibe la discrimination dans le domaine de l’emploi ou du travail qu’elle qu’en soit la forme. Dès que la religion ou une conviction est évoquée explicitement ou implicitement comme motif d’une différence de traitement, il y a lieu de valider l’existence d’une discrimination directe ou indirecte telle que définie par l’article 2.
Une discrimination directe se produit dès qu’il y a, d’une part, un traitement moins favorable et, d’autre part, un motif protégé, la religion en l’occurrence en plus d’un lien de causalité entre le traitement prohibé et le motif protégé. Une discrimination indirecte se produit dès qu’il y a, d’une part, un « référentiel » en apparence neutre et, d’autre part, une probabilité de désavantage ; toujours par rapport à un motif protégé comme la religion, en plus d’un lien de causalité entre ces deux éléments.
Au fait, cette rigueur en matière de lutte contre la discrimination consacrée par la directive 2000/78 n’est pas absolue puisque d’autres intérêts d’ordre privé (cas de mesure professionnelle) et général (cas d’ordre public, sécurité publique...) sont considérés. Concrètement, cette intolérance à l’égard de la discrimination est atténuée par deux dérogations prévues par l’article 2, paragraphe 2, sous a), i) et l’article 4, paragraphe 1, et ce, pour tenir compte de ces intérêts en jeu. Ces dérogations, fortement encadrées, permettent à l’employeur d’échapper à la responsabilité en matière de discrimination (voir information sur régime juridique dérogatoire).
Or, évoquer une dérogation nécessite de déterminer d’abord le type de discrimination ; directe ou indirecte. Cette typologie est primordiale en matière de dérogation car le principe de non-discrimination « directe » jouit de plus de protection dans la mesure où la directive 2000/78 lui réserve une seule dérogation à savoir celle prévue par l’article 4, paragraphe 1. Par contre, deux dérogations s’appliquent au principe de non-discrimination « indirecte » à savoir celles prévues par l’article 4, paragraphe 1 et par l’article 2, paragraphe 2, sous b), i). 
En termes de conditions requises pour profiter de la dérogation, il convient de signaler que le régime prévu par l’article 2, paragraphe 2, sous b), i) est plus simple que celui prévue par l’article 4, paragraphe 1. Cela revient à dire qu’un auteur d’un acte discriminatoire aura tendance à faire appel à la dérogation prévue par l’article 2, paragraphe 2, sous b), i).
Ce rappel est dit, qu’en est-il alors des remarques relatives aux travaux des juges de la CJUE concernant la discrimination indirecte.

A. Première remarque :  Les juges choisissent, sans explication, la dérogation prévue par l’article 2 et non celle prévue l’article 4
Evidemment, les deux dérogations s’appliquent au principe de non-discrimination indirecte sauf que les juges n’ont pas précisé pourquoi ils ont opté pour la dérogation de l’article 2.
Pourquoi ce choix ?
Est-ce que c’est légal d’appliquer à cette affaire la dérogation prévue par l’article 2, paragraphe 2, sous b), i).
Pourquoi ne pas appliquer la dérogation prévue par l’article 4, paragraphe 1 alors que l’avocat général Mme JULIANE KOKOTT a opté pour cette dérogation ? (voir information sur les conclusions de l’avocat général dans l’affaire C‑157/15)
N’est-il pas approprié d’appliquer la dérogation prévue par l’article 4, paragraphe 1, la plus adaptée à l’affaire car elle concerne directement une entreprise et l’exercice d’une activité professionnelle ? 
Pourquoi opter pour cette dérogation de l’article 2, apparemment plus simple à établir que celle de l’article 4 ?
Pourquoi ce choix qui profite, encore une fois, plus à l’employeur défendeur qu’à la salariée demanderesse ?
L’arrêt en question n’apporte aucune réponse à ces interrogations, utiles à tout raisonnement qui prétend construire une jurisprudence en la matière. D’ailleurs, il parait inconcevable que les rédacteurs de la directive 2000/78 offrent au même acte discriminatoire deux possibilités de dérogation pour échapper à la responsabilité. Sans précision dans ce sens, les juges interprètent les deux régimes dérogatoires dans le sens qu’ils s’appliquent de plein droit à toutes les situations évoquant la discrimination indirecte indépendamment de l’objet du litige.
Cette lecture n’est pas cohérente avec les objectifs et l’objet de la directive qui sont de nature à consacrer l’égalité de traitement et la lutte contre la discrimination dans le domaine de l’emploi et du travail (voir information sur la directive 2000/78).

B. Deuxième remarque : Les appréciations et conclusions des juges mette l’accent plus sur l’exception et néglige le principe.
La CJUE se donne compétence d’interpréter les dispositions de la directive ne figurant pas dans la question préjudicielle et de fournir au juge national des indications de nature à lui permettre de statuer dans le litige concret dont il est saisi (point 33). Dans ce sens, elle imagine l’hypothèse selon laquelle l’affaire risque de tomber sous le régime de la discrimination indirecte (point 34).
Ainsi, les juges imaginent qu’« il n’est pas exclu que la juridiction de renvoi puisse arriver à la conclusion que la règle interne en cause au principal instaure une différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou sur les convictions, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive 2000/78 » (point 34).  Ils se limitent à évoquer cette possibilité de discrimination indirecte de façon hypothétique sans aucun effort d’explication ou d’interprétation. Par contre, ils chargent le juge belge d’analyser la règle et de vérifier que « l’obligation en apparence neutre qu’elle contient aboutit, en fait, à un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données » (point 34). Dans l’affirmatif, l’affaire tombe alors sous le régime de la discrimination directe.
Etonnant est de voir la CJUE entraine de poser une question préjudicielle à la Cour de cassation belge. Au lieu de répondre à cette question préjudicielle hypothétique qu’ils se sont posés, les juges le reposent à la juridiction nationale (point 34). La juridiction belge se trouve à nouveau devant un exercice d’interpréter les dispositions de la directive ; exercice censé être effectué logiquement par la CJUE elle-même car il relève de sa compétence.
D’un autre côté, les juges font imaginer que, même si l’hypothèse de la discrimination indirecte est confirmée, la société G4S ne perd pas sa chance du moment qu’elle a la possibilité d’apporter la preuve que la différence de traitement engendrée par la règle litigieuse « ne serait toutefois pas constitutive d’une discrimination indirecte, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), de ladite directive, si elle était objectivement justifiée par un objectif légitime et si les moyens de réaliser cet objectif étaient appropriés et nécessaires » (point 35).
Logiquement, on s’attend de la CJUE, comme à l’hypothèse de discrimination indirecte, de charger le juge belge de vérifier si et dans quelle mesure la règle interne en cause au principal est conforme aux exigences de la dérogation. Toutefois, contrairement à leur propre logique, les juges ne se limitent pas à évoquer cette possibilité de dérogation hypothétique sans aucun effort d’explication ou d’interprétation comme auparavant, mais ils se donnent cette fois-ci compétence de concevoir et fournir au juge national des « indications » utiles concernant les exigences de la dérogation (point 36). De cette façon, les juges traitent deux questions similaires suivant deux approches différentes.
Les indications promises ne tardent pas, car aux points suivants n°37, 40 et 42, les juges ont affirmé -je dis bien affirmer- que les exigences de la dérogation, prévue à l’article 2, paragraphe 2, sous b), i) sont toutes remplies par la société G4S comme suit : 
- afficher, dans les relations avec les clients, une politique de neutralité « doit être considérée comme légitime ». La preuve en est la liberté d’entreprise reconnue par l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (points 37, 38 et 39) ;
- la règle d’interdiction est appropriée parce qu’elle est apte à assurer la bonne application d’une politique de neutralité, à condition que cette politique soit véritablement poursuivie de manière cohérente et systématique (point 40) ;
- cette règle est nécessaire si elle vise uniquement les travailleurs de G4S qui sont en relation avec les clients (point 42).
En plus, les juges chargent la juridiction belge de vérifier si, face au refus de Mme Achbita de renoncer au port du foulard islamique dans l’exercice de ses activités professionnelles, « il eût été possible à G4S, de lui proposer un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec ces clients, plutôt que de procéder à son licenciement » (point 43).
Ces indications sont conçues par la CJUE à l’intention du juge belge et indirectement à l’ensemble des juridictions nationales des États membres auxquelles l'arrêt s’impose. Il va sans dire que ces indications profitent évidemment à la société défenderesse G4S et à tout autre employeur de l’Union européenne sceptique à l’égard de la religion.
In fine, les juges arrivent à concevoir une boite à outils ou un mode opératoire permettant à tout employeur d’accéder facilement à la dérogation au principe de non-discrimination et de fuir sa responsabilité en la matière. Cette jurisprudence risque de se transformer en un moyen de masquer une éventuelle haine religieuse ou encore masquer un licenciement naturellement abusif.  Le masque ici s’entend de la soi-disant politique de neutralité traduite dans une règle du règlement de travail de l’entreprise privée.

Je me demande pourquoi les juges s’investissent dans l’interprétation des dispositions relatives à la dérogation prévue par l’article 2, paragraphe 2, sous b), i), de la directive 2000/78 et négligent en même temps d’interpréter le principe de non-discrimination consacré par le même article ?
Pourquoi ils agissent comme ça alors que la directive est en principe venue consacrer le principe de non-discrimination ?
Est-ce que les éléments dérogatoires fournies par les juges sont-ils vraiment des indications ou constituent plutôt des réponses fermes et définitives revêtues de l’autorité de la chose jugée ?
Pourquoi cet effort sélectif qui profite à la partie défenderesse, la société G4S, plus que la partie demanderesse, Mme Achbita ?
Pourquoi cet effort jurisprudentiel qui profite plus aux auteurs des actes discriminatoire ?
Pourquoi cet « œuvre » jurisprudentiel, construit sur les déblais de la directives 2000/78 ?
Le raisonnement des juges de la CJUE est incohérent notamment avec la portée et la finalité de la directive 2000/78. D’un côté, la directive 2000/78 consacre le principe de l’égalité de traitement et la lutte contre la discrimination. Elle protège quelques aspects de la vie humaine dont la religion et l’âge et les met à l’abri de toute discrimination. Exceptionnellement, et dans des circonstances très limitées, la directive tolère, sous certaines conditions de rigueur, une différence de traitement fondés sur ces aspects.  De l’autre côté, les juges inversent la logique de la directive lorsqu’ils répondent à l’hypothèse de discrimination indirecte, et ce, dans la mesure où leur arrêt rend le régime dérogatoire facilement accessible.
Cette incohérence est démontrée encore lorsque on fait appel à l’article 8 de la directive 2000/78 qui considère les mesures prises par cette directive pour la protection contre la discrimination comme des prescriptions minimales. Cette jurisprudence va à l’encontre de la volonté du législateur de l’UE, chose qui encourage certains Etats et justiciables à fuir ces exigences minimales au lieu d’encourager d’autres exigences plus favorables. Cette vague de fuite est déjà bien déclenchée (La France en donne un exemple par la réforme en 2016 de la législation du travail par la loi dite « El khomri »).
En agissant de la sorte, les juges donne l’impression -éventuellement involontairement car un juge statue en toute indépendance- de vouloir trancher le litige en faveur de la société G4S et par conséquent en faveur de tous les employeurs et régimes politiques sceptiques à l’égard de la religion en milieu professionnel.


C. Troisième remarque : Les juges donnent, sans justifications probantes, la priorité à la liberté d’entreprise au détriment de la liberté de religion.
Dans leur travail de conception des « indications » ou des affirmations concernant les conditions d’application de la dérogation au principe de non-discrimination indirecte, les juges de la CJUE considèrent que l’affichage par l’entreprise, dans ses relations avec les clients, d’une politique de neutralité politique doit être considérée comme objectif légitime car la liberté d’entreprise est reconnue par l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.  L’article 16 de la Charte peut être interprété dans ce sens que la poursuite d’une image de neutralité relève de la liberté d’entreprise.
Cette interprétation ne suscite pas de commentaire. Or, l’article 16, qui a un sens clair, n’autorise pas une restriction de la liberté de religion à travers des règles internes d’entreprise. 
Sur quelle base les juges donnent-ils la priorité à la liberté d’entreprise au détriment de la liberté de religion ?
Est-ce que c’est logique de considérer comme légitime un objectif privé qui aboutit finalement à violer un objectif d’intérêt général ?
Il y a une nuance : Certes, l’employeur est en droit d’exercer sa liberté d’entreprise, mais à condition qu’il respecte les droits fondamentaux notamment ceux protégés par la directive 2000/78. Dans ces limites, personne ne peut empêcher un employeur d’exercer sa liberté et de concevoir une neutralité pour une préoccupation d’image commerciale.
Une neutralité respectueuse des droits fondamentaux est légitime alors qu’une neutralité s’ingérant dans la liberté d’autrui est incontestablement illégitime. Cette dernière forme de de neutralité est dépourvue de fondement voir même elle est anti-juridique dans le sens qu’elle contredise le droit européen protégeant les libertés fondamentales.
En sommes, l’article 16 de la Charte, évoqué par les juges, n’est pas à sa place pour justifier une supériorité de la liberté d’entreprise sur le droit de religion.


D. Quatrième remarque : les juges ont discuté la portée de la règle litigieuse et ont négligé sa légalité
La règle en cause introduite par la société G4S dans son règlement de travail stipule que : « il est interdit aux travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses ou d’accomplir tout rite qui en découle ».
Les juges acceptent a priori qu’un salarié soit traité par son employeur sur la base de la religion à condition que ce traitement se fait conformément à une règle soigneusement édictée dans le règlement de travail. C’est-à-dire ils acceptent à priori que l’employeur ait le droit de limiter la liberté de religion de ses salariées sous condition de prévoir ce pouvoir dans le règlement de travail.
D’où viennent ces « a priori » ?
Préalablement à la discussion de la portée de la règle litigieuse, il fallait vérifier est ce que le droit belge, en particulier la législation du travail, autorise l’employeur d’inscrire une règle apportant une restriction de la liberté de religion. J’ose dire que législation de travaille belge, dans sa version en vigueur applicable à l’affaire opposant Mme Achbita à la société G4S, n’autorise pas pareille compétence.
D’où vient ce super pouvoir donné à l’employeur qui, sans fondement de la législation du travail, prescrit une règle limitant un droit fondamental ?
D’où vient ce super pouvoir qui, même en présence d’un fondement législatif, abouti à la fois à empiéter la liberté des personnes et la compétence du Parlement ?
Est-ce que les dispositions de la directive 2000/78 offre directement ce super pouvoir à l’employeur ou c’est seulement la CJUE qui lui l’offre ?
C’est aberrant !
Ceci étant précisé, il faudrait ajouter que certains courants européens considèrent que la neutralité transposable dans la sphère privée est contraire à la Convention européenne des droits de l’homme et le droit communautaire. En France par exemple, L’Observatoire de la laïcité et la Commission nationale consultative des droits e l’Homme s’opposent à l’inscription du principe de neutralité dans le règlement intérieur de l’entreprise privée car la laïcité est un principe constitutionnel qui implique la neutralité de l’Etat, des services publics et des collectivités territoriales mais qui garantit aux citoyens la liberté de conscience et celle de manifester ses convictions dans les limites du respect de l’ordre public.  Cette information est relevée d’un communiqué de presse de ces deux entités du 19 juillet 2016 relative au Projet de loi de modernisation du droit du travail. Malgré tout, la loi dite « El khomri » en France a forcé l’introduction de ce principe dans la sphère des entreprises privées, permettant ainsi au chef d’entreprise de légiférer en matière de libertés publiques.
Force est de constater qu’au départ c’était une question controversée relative à l’ingérence de l’employeur dans la liberté de ses salariés, maintenant, pour justifier cette ingérence, la loi « El Khomri » autorise l’employeur d’empiéter le domaine des compétences législatives du Parlement. Je me demande est ce que le Parlement français est constitutionnellement fondé pour transférer à l’employeur ou à l’entreprise l’une de ses compétences législatives suprêmes ?!!
Cette question a passée éventuellement inaperçue devant la Cour constitutionnelle française lors de l’examen de ce projet de loi dit « El khomri »

E. Cinquième remarque : Le contrôle de la proportionnalité des moyens est léger 
La proportionnalité des moyens s’exerce par un contrôle du caractère approprié et nécessaire desdits moyens. C’est ce qui découle de l’article 2, paragraphe 2, sous b), i).
Aux yeux des juges de la CJUE :
-la règle interne d’interdiction est le moyen utilisé par la société G4S pour réaliser l’objectif de neutralité ;
-la règle d’interdiction est appropriée car elle est apte à assurer la bonne application d’une politique de neutralité, à condition que cette politique soit véritablement poursuivie de manière cohérente et systématique ;
- la règle d’interdiction est nécessaire à condition qu’elle vise uniquement les travailleurs de G4S qui sont en relation avec les clients.
Au début, il importe de soulever que les juges n’ont pas évalué la portée complète de la règle. Ils se sont limités à l’interdiction « de porter sur le lieu de travail des signes visibles » et ont négligé de discuter l’interdiction faites aux travailleurs « d’accomplir tout rite » découlant de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses comme l’exige la règle litigieuse du règlement de travail de la société G4S. En statuant que la règle est proportionnelle, les juges incluent toute la portée de la règle alors que c’est uniquement la partie liée à l’interdiction « de porter sur le lieu de travail des signes visibles » qui est discutée.
Evidemment, les juges ont jugé que la règle litigieuse est nécessaire sans apporter d’éléments de preuve. Ils ont jugé que la règle est appropriée sur la base de sa seule capacité de garantir la bonne application d’une politique de neutralité.
Les juges viennent d’exercer un contrôle très léger de la condition de proportionnalité. C’est peu argumenté. Pour apprécier cette légèreté de contrôle, je cite l’exemple des Nations unies qui recommande des lignes directrices pour évaluer la proportionnalité des restrictions faites au port de signes ou habits religieux (voir affaire, S1er juillet 2014, S.A.S. c. France (CE:ECHR:2014:0701JUD004383511 § 91).  Il fallait, pour exercer un contrôle de rigueur adéquat aux enjeux et conséquence de l’interdiction, poser les questions suivantes :
-la restriction dont il est question est-elle appropriée au vu de l’intérêt légitime qu’elle vise à protéger ?
-la restriction est-elle la moins restrictive, procède-t-elle d’une balance des intérêts en présence ?
-la restriction est-elle de nature à stimuler l’intolérance religieuse ?
-la restriction évite-t-elle la stigmatisation d’une communauté religieuse particulière ?

Rien de pareil n’est effectué. Les juges de la CJUE ont simplement fourni aux employeurs un mode opératoire clé en main leur permettant d’accéder facilement à la dérogation au principe de non-discrimination. Ils ont fini par concevoir une solution clé en main passepartout au lieu de se contenter d’éclairer la juridiction nationale sur les éléments pertinents que celle-ci doit prendre en compte dans son contrôle de proportionnalité, réduisant ainsi toute marge d’appréciation impartie au juge national notamment lorsqu’il s’agit d’une entreprise privée, comme le préconise la jurisprudence en la matière, tel que rapporté par l’avocat général de cette affaire C-157/15 (voir points 97 et 99 de ses conclusions)
Sur un autre plan, je me demande comment les juges sont-ils arrivé à équilibrer les intérêts en jeu au vu des conséquences graves de la règle d’interdiction, non pas à l’égard de Mme Achibta mais à l’égard de toute personne adepte d’une conviction ou religion donnée. Comment arrivent-ils à tolérer, sur base du seul article 16 de la Charte, que la règle d’interdiction d’une entreprise privée puisse sans souci : 
-Restreindre la sphère de la liberté de religion (liberté de religion prévue par l’article 10 paragraphe 1 de la Charte)
-Obliger le salarié d’agir contre sa conscience (liberté d’objection de conscience prévue par l’article 10 paragraphe 2 de la Charte)
-Mettre le salarié concerné dans une situation de choix délicat entre le droit de la religion et le droit de travail (droit de travailler prévu par l’article 15 de la Charte)
-Réduire, pour les salariés attachés à leurs convictions, la capacité et la chance d’accès au marché de l’emploi (principe de non-discrimination prévu par l’article 21 de la Charte)
-Induire un traitement dégradant de la dignité des salariés qui, s’ils ont la chance, seront obligés de passer inaperçu comme le préconise le point 43 de l’arrêt et d’être émis loin des yeux des clients intolérants (dignité humaine prévue par l’article premier de la Charte)
-Compromettre la diversité culturelle, religieuses et philosophique (article 22 de la Charte)
Quelle est la faute commise par la salariée dans cette affaire pour subir toutes ces conséquences ?
D’après les éléments du dossier, la seule « faute » commise en est le choix d’exercer sa liberté de religion ou de conviction comme droit fondamental universel.
Je demande encore :
Est-ce que c’est légitime de permettre à l’employeur, au nom de l’exercice de sa seule liberté d’entreprise, de bafouer ou mettre en jeu plusieurs droits fondamentaux de ses salariés ? est-ce que c’est équilibré ?
Cet arrêt reste ainsi indifférent à l’égard des soucis liés :
-aux droits fondamentaux mis en jeu (religion, droit au travail, objection de conscience, dignité ..) ;
-aux enjeux humains de l’affaire (intégration, épanouissement, autonomie, trouble psychologique ..) ;
-à la criticité des retombés de l’affaire (risque de stimuler l’intolérance religieuse, risques de stigmatisation d’une communauté religieuse particulière, risque de réplique...) ;
-à l’émergence des comportement haineux et violents.
Par rapport à cette notion de risque de réplique, il y a lieu par exemple de craindre la naissance des courants de boycotte visant les entreprises européennes notamment celles interdisant le port de voile ou de signes convictionnelles.
Ce n’est pas suffisant de voir la CJUE exiger au juge national de vérifier s’il a été possible à G4S, face au refus Mme Achbita d’ôter son foulard, de lui proposer un poste de travail n’impliquant pas de contact visuel avec ces clients, plutôt que de procéder à son licenciement. Apparemment, la CJUE adhère aveuglement à ce que la règle d’interdiction, jugé appropriée, est le seul moyen capable d’assurer la bonne application de la politique de neutralité poursuivie par la société G4S.
Pourquoi la réflexion des juges n’a pas porté sur des moyens, autres que la règle d’interdiction en cause, permettant de faire cohabiter la liberté d’entreprise et la liberté de religion ?
Pourquoi ne pas explorer de balancer l’ensemble des moyens qui s’offrent à l’employeur pour recourir au moyen le moins contraignant ?
Vu les enjeux et retombés de l’interdiction, n’est-il pas approprié de considérer la règle interne disproportionnée du seul motif qu’elle peut être substituée de façon suffisante par d’autre moyen proportionnel.
N’est-il pas approprié de recourir par exemple à une politique de communication sur les valeurs de l’entreprise, sa neutralité vis-à-vis des convictions de son personnel et son respect de la diversité ? la communication n’est-elle pas suffisante pour réaliser l’objectif de neutralité poursuivi sachant qu’elle épargne les droits fondamentaux des uns et des autres ?
Sans réponses à toutes les questions et remarques précédentes, la dérogation au principe fondamental de non-discrimination est banalisée par la mystérieuse « politique de neutralité ». L’arrêt de la CJUE constitue aussi une régression par rapport aux garanties minimales offertes par la directive. Cette jurisprudence bouleverse sans doute la régulation des rapports entre employeur et salariés telle qu’instaurée par la directive. Conformément au deuxième paragraphe du préambule de la Charte, l’Union européenne « place la personne au cœur de son action » notamment son action législative. Pourquoi la CJUE investit d’une mission d’appliquer le droit, place l’entreprise et ses intérêts aux cœurs de sa jurisprudence ? Pourquoi cette incohérence ?
Dès qu’ils ont la volonté, les employeurs européens peuvent se contenter de ces gigantesques « indications », que je qualifie aussi solution clé en main, pour légitimer tout acte discriminatoire fondé sur la religion. Aujourd’hui c’est la religion, demain c’est l’âge, l’handicape, le genre ... demain c’est l’Homme.


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