Dans les faits, Mme Achbita est licenciée par son employeur la société G4S sur la base de son comportement religieux à savoir le port du foulard, non-autorisé par une règle du règlement de travail de la société qui stipule que : « il est interdit aux travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes visibles de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses ou d’accomplir tout rite qui en découle ». (voir information sur l’affaire Mme Achibta/G4S)
En premier lieu, je voudrais commencer
mon analyse avec une remarque globale sur cet arrêt : les juges de la CJUE ont traité très
rapidement cette affaire. Je ne parle pas ici en termes de la durée de prise de
cet arrêt, qui d’ailleurs dépasse la moyenne globale, mais je vise le volume de
l’arrêt lui-même.
La structure et la portée de l’arrêt
peuvent être représentées en trois chapitres comme suit :
-Un
premier chapitre consacré au rappel des faits, de la procédure et du cadre
juridique (points allant de 1 à 22) ;
-Un
deuxième chapitre qui produit une réponse à la question préjudicielle posée par
la juridiction belge (points 29 à 32) ;
-Un
troisième chapitré est dédié sur la notion de religion (points 23 à 28) et à la
question hypothétique posée par les juges (points 33 à 43).
En
termes de volumes, la question préjudicielle est traitée en 4 points et les
autres aspects de l’arrêt en 39 points. Plus précisément encore, pour répondre
à la question préjudicielle (chapitre 2), les juges ont produit uniquement deux
cent dix (210) mots contre 3356 pour les deux autres chapitres dont 1872 pour
le premier chapitre et 1484 pour le troisième (ce dernier est réparti entre 588
mots pour la notion de religion et 896 mots pour la question hypothétique de la
discrimination indirecte).
En
substance, le seul chapitre productif répondant à la question préjudicielle, à
savoir le chapitre 1, peut être résumé en quatre-vingt (80) mots environ ;
voir même dix (10). A titre de rapprochement, la question préjudicielle à elle
seule est posée en soixante-cinq (65) mots ou en cent et un (111) mots si on y
ajoute l’article 2, paragraphe 2 sous a), objet d’interprétation.
D’après
ces statistiques, il va sans dire que les juges ont répondu expéditivement à la
question préjudicielle, constituant l’essence même du litige, et s’étalaient
sur les autres aspects secondaires ou accessoires de l’affaire. En sommes, un
arrêt fondé sur un raisonnement de dix (10) mots, l’équivalent d’un SMS, est
largement improductif notamment lorsqu’il s’agit d’une affaire sensible qui,
d’une part, a pour vocation d’induire une jurisprudence à l’échelle européenne,
et d’autre part, met en jeu les droits fondamentaux des citoyens européens et
leurs intérêts socio-économiques.
En second lieu, il va sans dire que le fait
d’interdire une personne de porter un foulard islamique signifie, d’une part,
traiter cette personne sur la base de sa religion et, d’autre part, limiter sa
liberté de religion. Dans l’affaire en question, les juges, d’une part,
reconnaissent le droit de tout salarié de manifester sa religion (point 28 de
l’arrêt) et, d’autre part, ils concluent, en substance, que l’employeur jouisse
d’une liberté d’ingérence dans le droit de religion de ses salariés. Comment
expliquent-ils ce paradoxe ?
Cette problématique capitale découle de la
demande d’interprétation de la Cour de cassation belge parvenue à la CJUE. Concrètement, la CJUE est invitée à répondre
à la question de cette juridiction belge qui tend de savoir : «si l’article
2, paragraphe 2, sous a),
de la directive 2000/78 doit être interprété en ce sens que l’interdiction de
porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne d’une entreprise
privée interdisant de manière générale le port visible de tout signe politique,
philosophique ou religieux sur le lieu de travail, constitue une discrimination
directe prohibée par cette directive.» (voir information sur la question préjudicielle)
Pour
ce faire, la CJUE vérifie, en interprétant l’article 2, paragraphe 2, sous a),
est-ce que l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une
règle interne d’une entreprise privée, constitue une discrimination
directe ? (I)
A
titre d’hypothèse, la CJUE se pose aussi une question préjudicielle dérivée qui consiste à savoir en substance est ce que
l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne
d’une entreprise privée, constitue une discrimination indirecte (II)
I.
Vérification de la discrimination directe
Les juges de la CJUE comme l’avocat général Mme JULIANE KOKOTT se rejoignent à la société G4S pour dire qu’il n’y a pas de discrimination directe. Cette appréciation est controversée par les parties et intéressés aux procès. La victime, comme le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme et le Royaume de Belgique plaident pour l’existence d’une discrimination directe.
Pour
apprécier l’absence ou l’existence d’une discrimination directe dans cette
affaire,
les juges de la CJUE se posent d’abord deux questions qui tendent de savoir « s’il
résulte de cette règle interne une différence de traitement entre les
travailleurs en fonction de leur religion ou de leurs convictions ? »
et dans l’affirmatif, « si cette différence de traitement constitue une
discrimination directe au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la
directive 2000/78 » (point 29). A leurs yeux, la réponse à la première
question est négative car la règle litigieuse « se réfère au port de
signes visibles de convictions politiques, philosophiques ou religieuses et
vise donc indifféremment toute manifestation de telles
convictions » (point 30). Partant du constat que la règle interne en question n’instaure pas de différence de traitement
directement fondée sur la religion ou sur les convictions (point 31), les
juges ont conclu finalement que au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous a) « l’interdiction
de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne d’une
entreprise privée interdisant le port visible de tout signe politique,
philosophique ou religieux sur le lieu de travail, ne constitue pas une
discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions au sens de
cette directive » (point 45).
Autrement dit, l’interdiction de
porter un foulard islamique, aux yeux des juges, ne constitue pas une
discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions au sens de
l’article 2, paragraphe 2, sous a) parce que :
-L’interdiction est prise sur la base
d’une règle du règlement de l’entreprise interdisant le port visible de tout
signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail ;
-Cette règle s’applique sur pied
d’égalité à tous les travailleurs c’est-à-dire elle n’engendre à l’égard d’eux
aucune différence de traitement.
Ce raisonnement simpliste appelle plusieurs
remarques, en plus de celle ayant trait au volume ou le caractère productif de
l’arrêt.
A. Première remarque : Les juges sont très peu explicites.
D’abord,
le rapport entre la question préjudicielle et les deux questions posées par les
juges au point 29 n’est pas claire. Il n’est pas démontré dans quelle mesure,
et notamment sur quelles bases juridiques, ces deux questions servent la
réponse à la question préjudicielle. Ensuite, alors que
la question préjudicielle porte sur l’article 2 (voir point 22), le
développement des juges reste indifférent à l’égard de la portée et les termes
conceptuels de cet article. Ainsi, celui qui lit les points traitant la
discrimination directe (point 29 et 32) trouve une difficulté de comprendre sur
quelle disposition de l’article 2, paragraphe 2, sous a) les juges établissent
leur interprétation et conclusion, et ce, contrairement à leur raisonnement en
ce qui concerne la discrimination indirecte (point 34 et suivants).
B. Deuxième remarque : Les juges ont
poursuivi une approche d’argumentation incohérente
Pour
interpréter l’article 2, paragraphe 2, sous a), objet de la question
préjudicielle, les juges procèdent à l’examen de la portée de la règle interne
édictée par la société G4S.
Or,
la définition juridique de la discrimination « directe » n’exige pas
l’existence d’une règle. Ainsi, les juges cherchent à « déterminer s’il
résulte de la règle interne en cause au principal une différence de traitement
entre les travailleurs en fonction de leur religion ou de leurs
convictions » (point 29). Ça revient à dire que les juges évaluent, en
substance, le caractère « neutre » de la règle en cause alors que
cette « neutralité » caractérise le régime de la discrimination
indirecte. D’ailleurs, dans une autre affaire (C-188/15), les mêmes juges ont
évoqué cette règle sous le régime de la discrimination « indirecte »
à savoir l’article 2, paragraphe 2, sous b) et non sous a), chose
qui est logique (point 32).
En
agissant de la sorte, les juges se sont servis de l’article 2, paragraphe 2, sous
b) concernant la discrimination « indirecte » pour vérifier
l’existence ou non de la discrimination « directe » telle que définie
par l’article 2, paragraphe 2, sous a). Ce n’est pas cohérente comme
approche d’argumentation.
Les juges acceptent a priori qu’un
salarié soit traité par son employeur sur la base de la religion à condition
que ce traitement se fait conformément à une règle soigneusement édictée dans
le règlement de travail. C’est-à-dire ils acceptent à priori que l’employeur
ait le droit de limiter la liberté de religion de ses salariées sous condition
de prévoir ce pouvoir dans le règlement de travail.
D’où viennent ces « a
priori » ?
Quelle est la disposition de la
directive ou du droit belge qui permet, en principe, à l’employeur de traiter
son salarié sur la base de la religion à condition que ce traitement se fait
conformément à une règle du règlement de travail ?
D’où vient-il ce super pouvoir,
octroyé à l’employeur, lui permettant de limiter la liberté de religion de ses
salariés :
Est-ce que c’est le droit qui octroie cette
autorité à l’employeur ou, dans l’infirmatif, il s’agit tout simplement d’un
cadeau jurisprudentiel offert par les juges ?
Je croix fort que à travers ce super
pouvoir l’employeur empiète à la fois sur la liberté de religion de ses
salariés et sur les attributions du parlement, seul compétent pour légiférer en
matière des libertés publiques.
D.
Quatrième remarque : les juges
raisonnent comme si la directive 2000/78 consacre une discrimination sur pied
d’égalité
Par
rapport à la portée de la règle litigieuse, les juges ont vérifié est ce que cette
règle vise différemment ou indifféremment toutes les religions et convictions.
Or, la directive 2000/78 prohibe la différence de traitement fondée sur la
religion sans qu’il ait besoin de vérifier est-ce qu’elle s’applique à
l’ensemble des religions ou s’applique sur les unes et épargne les autres. C’est une discrimination fondée sur « la
religion ou la conviction » qui est prohibé et non une discrimination
« inter-religions et inter-convictions ».
La
directive 2000/78 va dans le sens que la différence de traitement fondée sur la
religion est prohibée nonobstant qu’elle vise ou non, sur pied d’égalité,
l’ensemble des religions et convictions.
Sachant que la différence de traitement n’est pas prohibée en soi ;
une différence de traitement peut être légitime ou prohibée en fonction de son
fondement. Par exemple, n’est pas prohibée la différence de traitement des
salariés fondée sur le mérite (nombre d’année d’expérience, niveau du diplôme,
rendement ..) ; par contre une différence de traitement fondée sur la
religion ou l’âge est prohibée car illégal, inhumain et aussi illogique :
quel rapport existe entre l’exercice d’une activité professionnelle et la
religion pour qu’on justifie une limitation de la liberté de religion ?
Le
raisonnement des juges va à l’encontre du texte et du sens de la directive
2000/78 en particulier ses articles 1 et 2.
D’après ce raisonnement, la directive prohibe la discrimination dans le
sens qu’elle induit une différence de traitement entre les religions et/ou
entre les convictions. Autrement dit, la différence de traitement prohibée, aux
yeux des juges de la CJUE, est celle qui vise spécifiquement une ou deux
religions et épargne les autres religions ; ou, même s’elle vise
l’ensemble des religions, elle épargne les convictions philosophiques et
politiques et vice-versa.
Est-ce
que cette interprétation est juste ?
La
réponse est NON !
A
titre d’exemple, toujours d’après l’interprétation des juges de la CJUE, une
différence de traitement est prohibée lorsqu’elle est fondée sur une règle qui
vise uniquement l’Islam ou le Christianisme ou, même lorsqu’elle vise
l’ensemble des religions, elle épargne une ou plusieurs convictions politiques
et philosophiques. L’inverse est aussi vrai. Ça revient à dire qu’il faut juste
disposer d’une règle visant de façon innommé l’ensemble des religions et
convictions pour échapper au régime de non-discrimination. Aucun fondement
juridique ne valide cette interprétation qui vide la directive de sa substance.
Si
je crois à l’interprétation des juges CJUE, la
directive 2000/78 aura comme objet -non pas « la mise en œuvre du
principe de l’égalité de traitement » comme le préconise son article
1- mais plutôt la mise en œuvre du principe de « l’égalité
de discrimination » comme le murmure ladite interprétation !
Si
je crois à l’interprétation des juges de la CJUE, le principe de l’égalité de
traitement aura comme sens -non pas « l’absence de toute discrimination
fondée sur la religion ou la conviction » comme il découle de
l’article 2 paragraphe 1 de ladite directive- mais il aura comme sens plutôt « la
présence de discrimination, appliquée de manière identique, générale et indifférenciée
à toutes les religions et les convictions » comme le souffle
l’interprétation de la CJUE !!
Cette
interprétation est inacceptable car elle s’éloigne de l’objet et des
définitions de la directive 2000/78. C’est une interprétation qui finit par
détourner le sens et l’objectif de la directive en ce qui concerne la
protection de la liberté de religion contre la discrimination.
E. Cinquième remarque :
l’interprétation des juges n’est pas éclairée par un effort de terminologie.
Il
importe d’abord de constater que, en marge de traitement de la discrimination
directe, les juges n’ont pas discuté la portée conceptuelle de l’article 2,
paragraphe 2, sous a). Des notions clés comme « traitement moins
favorable » et « situation comparable » n’ont pas été clarifiées
pour le besoin de l’interprétation conçue par eux.
Ensuite, alors que l’article 2, paragraphe 2,
sous a) établit le traitement moins favorable sur la base d’une comparaison
avec une « autre personne » dans une « situation
comparable », les juges ont opté pour une comparaison entre tous
« les travailleurs » et entre toutes « les convictions
politiques, philosophiques ou religieuses
» (point 30). La comparaison légale, préconisée par la directive, est
compatible avec la logique que la directive interdit la discrimination fondée
sur la religion ou la conviction. Or, la comparaison faite par les juges est compatible
avec leur logique implicite qui va dans le sens que la directive instaure une « égalité
de discrimination ».
De
même, les juges vérifient que dans le passé rien n’indique que
« l’application de la règle interne en cause au principal à
Mme Achbita ait été différente de l’application de cette règle à tout
autre travailleur » (point 31). Cependant, l’article 2, paragraphe 2, sous
a) ne limite pas la comparaison au seul temps passé comme le démontre les
expressions « ne l'est, ne l'a été ou ne le serait ».
Supposant
-comme c’est difficile pour moi de concevoir cette hypothèse - supposant que
l’interprétation de la CJUE est juste, qui ose garantit
qu’un employeur « applique, appliqua et appliquerait » pareille
règle interne sans distinction entre les salariés et religions et convictions. Qui va contrôler l’usage sain de cette « arme »
discriminatoire. Oser le confirmer est encore impossible lorsqu’il s’agit
d’entreprise de grande taille ou multinationale. La prévisibilité de règle
juridique découlant de cette interprétation n’est plus garantie.
Dans
le même sens, les juges admettent de plein droit que la notion de
« signe », prescrite par la règle litigieuse du règlement de travail
de la société G4S, correspond au foulard porté par la salariée Mme Achbita. Les
juges n’ont pas fourni d’explication à ce sujet ; ils n’ont pas présenté
un argument légal, contractuel ou même logique pour valider cette
correspondance. De plein droit, ils considèrent que le foulard est un signe
religieux.
Les
juges de la CJUE compliquent encore la chose en évoquant la notion de
« neutralité vestimentaire » plus loin encore lorsqu’ils utilisent la
locution juridique « notamment » (point 30). Cette dernière peut
être lue comme suit : l’employeur peut imposer encore d’autres types de
neutralité. Lesquels ? je ne sais pas ; peut-être une neutralité
comportementale ! une neutralité vocale ! une neutralité
sensorielle ! ...
Sans
effort d’encadrement de cette notion de « signe », et tenant compte
le super pouvoir dont dispose dorénavant l’employeur pour limiter les droits de
ses salariés, les juges laissent la porte ouverte devant les employeurs pour
qualifier tout objet comme signe.
Savez-vous qu’un musulman, comme tout autre pratiquant, s’habille
entièrement pour des considérations religieuses. Dans ce cas, est-ce que la
jurisprudence de la CJUE nous amène un jour à lui demander d’ôter son pantalon
et sa chemise au travail au nom de la liberté d’entreprise !
D’après
toutes les remarques qui précèdent, il semble que la conclusion de l’arrêt
relative à la discrimination directe est expéditive et illégale et. Le
raisonnement qui sous-tend cette conclusion est non probant, insuffisamment
discutée, peu argumentée et fondée sur une approche incohérente. L’arrêt manque
les propriétés d’un œuvre d’interprétation juridique du texte de la directive
et comporte les caractéristiques d’un jugement définitif de quatrième degré.
II. Vérification de la discrimination indirecte
Après avoir examiné le litige sous le
régime de la discrimination « directe », la CJUE a arrivé au point de
l’examiner sous l’angle de la discrimination « indirecte ». Je
souligne d’abord que cet examen relatif à la discrimination indirecte ne relève
pas de la demande d’interprétation de l’article 2, paragraphe 2, sous a)
formulée par la Cour de cassation belge. Sauf que la CJUE a jugé utile de
fournir à la juridiction belge, une interprétation de l’article 2, paragraphe
2, sous b) qui concerne cette forme de discrimination dite indirecte
(point 33).
Pour ce faire, les juges de la CJUE
ont poursuivi le raisonnement suivant :
i. Ils ont supposé l’existence d’une
discrimination indirecte (point 34);
ii. ils ont chargé le juge belge de
vérifier si le litige remplit ou non les conditions de l’article 2, paragraphe
2, sous b) ; c’est-à-dire il appartient au juge belge de vérifier le caractère
neutre et désavantageux de la règle litigieuse (point 34) ;
iii. ils ont chargé le juge belge de
vérifier si la dérogation au principe de la non-discrimination indirecte,
prévues par l’article 2, paragraphe 2, sous b), i) est applicable ;
c’est-à-dire il appartient au juge belge d’en vérifier les conditions
justificatives à savoir la légitimité de l’objectif et le caractère approprié
et nécessaire des moyens de sa réalisation (point 35) (voir information sur régime juridique
dérogatoire) ;
iv. ils ont fourni au juge belge des
« indications » établissant la dérogation au principe de la
non-discrimination indirecte (points 36 à 43).
Si la pertinence de l’examen du litige
sous le régime de la discrimination indirecte - qu’on peut l’appeler demande
préjudicielle dérivée ou variante - ne suscite pas de commentaire à ce niveau,
le raisonnement poursuivi par les juges pour en apporter une réponse stimule
par contre plusieurs interrogations.
Avant d’apprécier ce raisonnement, il
convient de rappeler que la directive 2000/78 prohibe la discrimination dans le
domaine de l’emploi ou du travail qu’elle qu’en soit la forme. Dès que la
religion ou une conviction est évoquée explicitement ou implicitement comme
motif d’une différence de traitement, il y a lieu de valider l’existence d’une
discrimination directe ou indirecte telle que définie par l’article 2.
Une discrimination directe se produit
dès qu’il y a, d’une part, un traitement moins favorable et, d’autre part, un
motif protégé, la religion en l’occurrence en plus d’un lien de causalité entre
le traitement prohibé et le motif protégé. Une discrimination indirecte se
produit dès qu’il y a, d’une part, un « référentiel » en apparence neutre
et, d’autre part, une probabilité de désavantage ; toujours par rapport à
un motif protégé comme la religion, en plus d’un lien de causalité entre ces
deux éléments.
Au fait, cette rigueur en matière de
lutte contre la discrimination consacrée par la directive 2000/78 n’est pas
absolue puisque d’autres intérêts d’ordre privé (cas de mesure professionnelle)
et général (cas d’ordre public, sécurité publique...) sont considérés.
Concrètement, cette intolérance à l’égard de la discrimination est atténuée par
deux dérogations prévues par l’article 2, paragraphe 2, sous a), i) et
l’article 4, paragraphe 1, et ce, pour tenir compte de ces intérêts en jeu. Ces
dérogations, fortement encadrées, permettent à l’employeur d’échapper à la
responsabilité en matière de discrimination (voir information sur régime juridique
dérogatoire).
Or, évoquer une dérogation nécessite
de déterminer d’abord le type de discrimination ; directe ou indirecte.
Cette typologie est primordiale en matière de dérogation car le principe de
non-discrimination « directe » jouit de plus de protection dans la
mesure où la directive 2000/78 lui réserve une seule dérogation à savoir celle
prévue par l’article 4, paragraphe 1. Par contre, deux dérogations s’appliquent
au principe de non-discrimination « indirecte » à savoir celles
prévues par l’article 4, paragraphe 1 et par l’article 2, paragraphe 2, sous
b), i).
En termes de conditions requises pour
profiter de la dérogation, il convient de signaler que le régime prévu par
l’article 2, paragraphe 2, sous b), i) est plus simple que celui prévue par
l’article 4, paragraphe 1. Cela revient à dire qu’un auteur d’un acte
discriminatoire aura tendance à faire appel à la dérogation prévue par l’article
2, paragraphe 2, sous b), i).
Ce rappel est dit, qu’en est-il alors
des remarques relatives aux travaux des juges de la CJUE concernant la
discrimination indirecte.
A. Première remarque : Les juges choisissent, sans explication, la
dérogation prévue par l’article 2 et non celle prévue l’article 4
Evidemment, les deux dérogations
s’appliquent au principe de non-discrimination indirecte sauf que les juges
n’ont pas précisé pourquoi ils ont opté pour la dérogation de l’article 2.
Pourquoi ce choix ?
Est-ce que c’est légal d’appliquer à
cette affaire la dérogation prévue par l’article 2, paragraphe 2, sous b), i).
Pourquoi ne pas appliquer la
dérogation prévue par l’article 4, paragraphe 1 alors que l’avocat général
Mme JULIANE KOKOTT a opté pour cette dérogation ? (voir information sur les conclusions de
l’avocat général dans l’affaire C‑157/15)
N’est-il pas approprié d’appliquer la
dérogation prévue par l’article 4, paragraphe 1, la plus adaptée à l’affaire
car elle concerne directement une entreprise et l’exercice d’une activité
professionnelle ?
Pourquoi opter pour cette dérogation
de l’article 2, apparemment plus simple à établir que celle de l’article
4 ?
Pourquoi ce choix qui profite, encore
une fois, plus à l’employeur défendeur qu’à la salariée demanderesse ?
L’arrêt en question n’apporte aucune
réponse à ces interrogations, utiles à tout raisonnement qui prétend construire
une jurisprudence en la matière. D’ailleurs, il parait inconcevable que les
rédacteurs de la directive 2000/78 offrent au même acte discriminatoire deux
possibilités de dérogation pour échapper à la responsabilité. Sans précision
dans ce sens, les juges interprètent les deux régimes dérogatoires dans le sens
qu’ils s’appliquent de plein droit à toutes les situations évoquant la
discrimination indirecte indépendamment de l’objet du litige.
Cette lecture n’est pas cohérente avec
les objectifs et l’objet de la directive qui sont de nature à consacrer
l’égalité de traitement et la lutte contre la discrimination dans le domaine de
l’emploi et du travail (voir information sur la directive 2000/78).
B. Deuxième remarque : Les appréciations et
conclusions des juges mette l’accent plus sur l’exception et néglige le
principe.
La CJUE se donne compétence
d’interpréter les dispositions de la directive ne figurant pas dans la question
préjudicielle et de fournir au juge national des indications de nature à lui permettre de statuer dans le litige concret
dont il est saisi (point 33). Dans ce sens, elle imagine l’hypothèse selon
laquelle l’affaire risque de tomber sous le régime de la discrimination
indirecte (point 34).
Ainsi, les juges imaginent qu’« il
n’est pas exclu que la juridiction de renvoi puisse
arriver à la conclusion que la règle interne en cause au principal instaure une
différence de traitement indirectement fondée sur la religion ou sur les
convictions, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive
2000/78 » (point 34). Ils
se limitent à évoquer cette possibilité de discrimination indirecte de façon
hypothétique sans aucun effort d’explication ou d’interprétation. Par contre,
ils chargent le juge belge d’analyser la règle et de vérifier que « l’obligation
en apparence neutre qu’elle contient aboutit, en fait, à un désavantage
particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions
données » (point 34). Dans l’affirmatif, l’affaire tombe alors sous le
régime de la discrimination directe.
Etonnant est de voir la CJUE entraine
de poser une question préjudicielle à la Cour de cassation belge. Au lieu de
répondre à cette question préjudicielle hypothétique qu’ils se sont posés, les
juges le reposent à la juridiction nationale (point 34). La juridiction belge
se trouve à nouveau devant un exercice d’interpréter les dispositions de la
directive ; exercice censé être effectué logiquement par la CJUE elle-même
car il relève de sa compétence.
D’un autre côté, les juges font
imaginer que, même si l’hypothèse de la discrimination indirecte est confirmée,
la société G4S ne perd pas sa chance du moment qu’elle a la possibilité
d’apporter la preuve que la différence de traitement engendrée par la règle
litigieuse « ne serait toutefois pas constitutive d’une discrimination
indirecte, au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), de ladite directive,
si elle était objectivement justifiée par un objectif légitime et si les moyens
de réaliser cet objectif étaient appropriés et nécessaires » (point
35).
Logiquement, on s’attend de la CJUE,
comme à l’hypothèse de discrimination indirecte, de charger le juge belge de
vérifier si et dans quelle mesure la règle interne en
cause au principal est conforme aux exigences de la dérogation. Toutefois,
contrairement à leur propre logique, les juges ne se limitent pas à évoquer
cette possibilité de dérogation hypothétique sans aucun effort d’explication ou
d’interprétation comme auparavant, mais ils se donnent cette fois-ci compétence
de concevoir et fournir au juge national des « indications » utiles
concernant les exigences de la dérogation (point 36). De cette façon, les juges
traitent deux questions similaires suivant deux approches différentes.
Les indications promises ne tardent
pas, car aux points suivants n°37, 40 et 42, les juges ont affirmé -je dis bien
affirmer- que les exigences de la dérogation, prévue à l’article 2, paragraphe
2, sous b), i) sont toutes remplies par la société G4S comme suit :
- afficher, dans les relations avec
les clients, une politique de neutralité « doit être considérée comme
légitime ». La preuve en est la liberté
d’entreprise reconnue par l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de
l’Union européenne (points 37, 38 et 39) ;
- la règle d’interdiction est
appropriée parce qu’elle est apte à assurer la bonne application d’une
politique de neutralité, à condition que cette politique soit véritablement
poursuivie de manière cohérente et systématique (point 40) ;
- cette règle est nécessaire si elle
vise uniquement les travailleurs de G4S qui sont en relation avec les clients
(point 42).
En plus, les juges chargent la
juridiction belge de vérifier si, face au refus de Mme Achbita
de renoncer au port du
foulard islamique dans l’exercice de ses activités professionnelles, « il
eût été possible à G4S, de lui proposer un poste de travail n’impliquant pas de
contact visuel avec ces clients, plutôt que de procéder à son
licenciement » (point 43).
Ces indications sont conçues par la
CJUE à l’intention du juge belge et indirectement à l’ensemble des juridictions
nationales des États membres auxquelles l'arrêt s’impose. Il va sans dire que
ces indications profitent évidemment à la société défenderesse G4S et à tout
autre employeur de l’Union européenne sceptique à l’égard de la religion.
In fine, les juges arrivent à
concevoir une boite à outils ou un mode opératoire permettant à tout employeur
d’accéder facilement à la dérogation au principe de non-discrimination et de
fuir sa responsabilité en la matière. Cette jurisprudence risque de se
transformer en un moyen de masquer une éventuelle haine religieuse ou encore
masquer un licenciement naturellement abusif.
Le masque ici s’entend de la soi-disant politique de
neutralité traduite dans une règle du règlement de travail de l’entreprise
privée.
Je me demande pourquoi les juges
s’investissent dans l’interprétation des dispositions relatives à la dérogation
prévue par l’article 2, paragraphe 2, sous b), i), de la directive 2000/78 et
négligent en même temps d’interpréter le principe de
non-discrimination consacré par le même article ?
Pourquoi ils agissent comme ça alors
que la directive est en principe venue consacrer le principe de
non-discrimination ?
Est-ce que les éléments dérogatoires
fournies par les juges sont-ils vraiment des indications ou constituent plutôt
des réponses fermes et définitives revêtues de l’autorité de la chose
jugée ?
Pourquoi cet effort sélectif qui
profite à la partie défenderesse, la société G4S, plus que la partie
demanderesse, Mme Achbita ?
Pourquoi cet effort jurisprudentiel
qui profite plus aux auteurs des actes discriminatoire ?
Pourquoi cet « œuvre » jurisprudentiel,
construit sur les déblais de la directives 2000/78 ?
Le raisonnement des juges de la CJUE
est incohérent notamment avec la portée et la finalité de la directive 2000/78.
D’un côté, la directive 2000/78 consacre le principe de l’égalité de traitement
et la lutte contre la discrimination. Elle protège quelques aspects de la vie
humaine dont la religion et l’âge et les met à l’abri de toute discrimination.
Exceptionnellement, et dans des circonstances très limitées, la directive
tolère, sous certaines conditions de rigueur, une différence de traitement fondés
sur ces aspects. De l’autre côté, les
juges inversent la logique de la directive lorsqu’ils répondent à l’hypothèse
de discrimination indirecte, et ce, dans la mesure où leur arrêt rend le régime
dérogatoire facilement accessible.
Cette incohérence est démontrée encore
lorsque on fait appel à l’article 8 de la directive 2000/78 qui considère les
mesures prises par cette directive pour la protection contre la discrimination
comme des prescriptions minimales. Cette jurisprudence va à l’encontre de la volonté
du législateur de l’UE, chose qui encourage certains Etats et justiciables à
fuir ces exigences minimales au lieu d’encourager d’autres exigences plus
favorables. Cette vague de fuite est déjà bien déclenchée (La France en donne
un exemple par la réforme en 2016 de la législation du travail par la loi dite « El
khomri »).
En agissant de la sorte, les juges
donne l’impression -éventuellement involontairement car un juge statue en toute
indépendance- de vouloir trancher le litige en faveur de la société G4S et
par conséquent en faveur de tous les employeurs et régimes politiques
sceptiques à l’égard de la religion en milieu professionnel.
C. Troisième remarque : Les juges donnent, sans
justifications probantes, la priorité à la liberté d’entreprise au détriment de
la liberté de religion.
Dans leur travail de conception des
« indications » ou des affirmations concernant les conditions
d’application de la dérogation au principe de non-discrimination indirecte, les
juges de la CJUE considèrent que l’affichage par l’entreprise, dans ses
relations avec les clients, d’une politique de neutralité politique doit
être considérée comme objectif légitime car la liberté d’entreprise est
reconnue par l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union
européenne. L’article 16 de la Charte peut être interprété dans ce sens
que la poursuite d’une image de neutralité relève de la liberté d’entreprise.
Cette interprétation ne suscite pas de
commentaire. Or, l’article 16, qui a un sens clair, n’autorise pas une restriction
de la liberté de religion à travers des règles internes d’entreprise.
Sur quelle base les juges donnent-ils
la priorité à la liberté d’entreprise au détriment de la liberté de
religion ?
Est-ce que c’est logique de considérer
comme légitime un objectif privé qui aboutit finalement à violer un objectif
d’intérêt général ?
Il
y a une nuance : Certes, l’employeur est en droit d’exercer sa liberté
d’entreprise, mais à condition qu’il respecte les droits fondamentaux notamment
ceux protégés par la directive 2000/78. Dans ces limites, personne ne peut empêcher
un employeur d’exercer sa liberté et de concevoir une neutralité pour une
préoccupation d’image commerciale.
Une neutralité respectueuse des droits
fondamentaux est légitime alors qu’une neutralité s’ingérant dans la liberté
d’autrui est incontestablement illégitime. Cette dernière forme de de
neutralité est dépourvue de fondement voir même elle est anti-juridique dans le
sens qu’elle contredise le droit européen protégeant les libertés fondamentales.
En
sommes, l’article 16 de la Charte, évoqué par les juges, n’est pas à sa place
pour justifier une supériorité de la liberté d’entreprise sur le droit de
religion.
D. Quatrième remarque : les juges ont discuté la portée
de la règle litigieuse et ont négligé sa légalité
La règle en cause introduite par la
société G4S dans son règlement de travail stipule que : « il est
interdit aux travailleurs de porter sur le lieu de travail des signes visibles
de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses ou d’accomplir
tout rite qui en découle ».
Les juges acceptent a priori qu’un
salarié soit traité par son employeur sur la base de la religion à condition
que ce traitement se fait conformément à une règle soigneusement édictée dans
le règlement de travail. C’est-à-dire ils acceptent à priori que l’employeur
ait le droit de limiter la liberté de religion de ses salariées sous condition
de prévoir ce pouvoir dans le règlement de travail.
D’où viennent ces « a
priori » ?
Préalablement à la discussion de la
portée de la règle litigieuse, il fallait vérifier est ce que le droit belge,
en particulier la législation du travail, autorise l’employeur d’inscrire une
règle apportant une restriction de la liberté de religion. J’ose dire que
législation de travaille belge, dans sa version en vigueur applicable à
l’affaire opposant Mme Achbita à la société G4S, n’autorise pas pareille
compétence.
D’où vient ce super pouvoir donné à
l’employeur qui, sans fondement de la législation du travail, prescrit une règle
limitant un droit fondamental ?
D’où vient ce super pouvoir qui, même
en présence d’un fondement législatif, abouti à la fois à empiéter la liberté
des personnes et la compétence du Parlement ?
Est-ce que les dispositions de la
directive 2000/78 offre directement ce super pouvoir à l’employeur ou
c’est seulement la CJUE qui lui l’offre ?
C’est aberrant !
Ceci étant précisé, il faudrait
ajouter que certains courants européens considèrent que la neutralité
transposable dans la sphère privée est contraire à la Convention européenne des
droits de l’homme et le droit communautaire. En France par exemple,
L’Observatoire de la laïcité et la Commission nationale consultative des droits
e l’Homme s’opposent à l’inscription du principe de neutralité dans le règlement
intérieur de l’entreprise privée car la laïcité est un principe constitutionnel
qui implique la neutralité de l’Etat, des services publics et des collectivités
territoriales mais qui garantit aux citoyens la liberté de conscience et celle
de manifester ses convictions dans les limites du respect de l’ordre
public. Cette information est relevée
d’un communiqué de presse de ces deux entités du 19 juillet 2016 relative au
Projet de loi de modernisation du droit du travail. Malgré tout, la loi dite
« El khomri » en France a forcé l’introduction de ce principe dans la
sphère des entreprises privées, permettant ainsi au chef d’entreprise de
légiférer en matière de libertés publiques.
Force est de constater qu’au départ
c’était une question controversée relative à l’ingérence de l’employeur dans la
liberté de ses salariés, maintenant, pour justifier cette ingérence, la loi
« El Khomri » autorise l’employeur d’empiéter le domaine des
compétences législatives du Parlement. Je me demande est ce que le Parlement
français est constitutionnellement fondé pour transférer à l’employeur ou à
l’entreprise l’une de ses compétences législatives suprêmes ?!!
Cette question a passée éventuellement
inaperçue devant la Cour constitutionnelle française lors de l’examen de ce
projet de loi dit « El khomri »
E. Cinquième remarque : Le contrôle de la proportionnalité
des moyens est léger
La proportionnalité des moyens
s’exerce par un contrôle du caractère approprié et nécessaire desdits moyens.
C’est ce qui découle de l’article 2, paragraphe 2, sous b), i).
Aux yeux des juges de la CJUE :
-la règle interne d’interdiction est
le moyen utilisé par la société G4S pour réaliser l’objectif de
neutralité ;
-la règle d’interdiction est
appropriée car elle est apte à assurer la bonne application d’une politique de
neutralité, à condition que cette politique soit véritablement poursuivie de
manière cohérente et systématique ;
- la règle d’interdiction est
nécessaire à condition qu’elle vise uniquement les travailleurs de G4S qui sont
en relation avec les clients.
Au
début, il importe de soulever que les juges n’ont pas évalué la portée complète
de la règle. Ils se sont limités à l’interdiction « de porter sur le
lieu de travail des signes visibles » et ont négligé de discuter
l’interdiction faites aux travailleurs « d’accomplir tout rite » découlant
de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses comme l’exige la
règle litigieuse du règlement de travail de la société G4S. En statuant
que la règle est proportionnelle, les juges incluent toute la portée de la
règle alors que c’est uniquement la partie liée à l’interdiction « de
porter sur le lieu de travail des signes visibles » qui est discutée.
Evidemment,
les juges ont jugé que la règle litigieuse est nécessaire sans apporter
d’éléments de preuve. Ils ont jugé que la règle est appropriée sur la base de
sa seule capacité de garantir la bonne application d’une politique de
neutralité.
Les
juges viennent d’exercer un contrôle très léger de la condition de proportionnalité.
C’est peu argumenté. Pour apprécier cette légèreté de contrôle, je cite
l’exemple des Nations unies qui recommande des lignes directrices pour évaluer
la proportionnalité des restrictions faites au port de signes ou habits
religieux (voir affaire, S1er juillet 2014, S.A.S. c. France
(CE:ECHR:2014:0701JUD004383511 § 91). Il
fallait, pour exercer un contrôle de rigueur adéquat aux enjeux et conséquence
de l’interdiction, poser les questions suivantes :
-la
restriction dont il est question est-elle appropriée au vu de l’intérêt
légitime qu’elle vise à protéger ?
-la
restriction est-elle la moins restrictive, procède-t-elle d’une balance des
intérêts en présence ?
-la
restriction est-elle de nature à stimuler l’intolérance religieuse ?
-la
restriction évite-t-elle la stigmatisation d’une communauté religieuse
particulière ?
Rien de pareil n’est effectué. Les
juges de la CJUE ont simplement fourni aux employeurs un mode opératoire clé en
main leur permettant d’accéder facilement à la dérogation au principe de
non-discrimination. Ils ont fini par concevoir une solution clé en main passepartout
au lieu de se contenter d’éclairer la juridiction nationale sur les éléments
pertinents que celle-ci doit prendre en compte dans son contrôle de
proportionnalité, réduisant ainsi toute marge d’appréciation impartie au juge
national notamment lorsqu’il s’agit d’une entreprise privée, comme le préconise
la jurisprudence en la matière, tel que rapporté par l’avocat général de cette affaire
C-157/15 (voir points 97 et 99 de ses
conclusions)
Sur un autre plan, je me demande
comment les juges sont-ils arrivé à équilibrer les intérêts en jeu au vu des
conséquences graves de la règle d’interdiction, non pas à l’égard de Mme
Achibta mais à l’égard de toute personne adepte d’une conviction ou religion donnée.
Comment arrivent-ils à tolérer, sur base du seul article 16 de la Charte,
que la règle d’interdiction d’une entreprise privée puisse sans souci
:
-Restreindre la sphère de la liberté
de religion (liberté de religion prévue par l’article 10 paragraphe 1 de la
Charte)
-Obliger le salarié d’agir contre sa
conscience (liberté d’objection de conscience prévue par l’article 10
paragraphe 2 de la Charte)
-Mettre le salarié concerné dans une
situation de choix délicat entre le droit de la religion et le droit de travail
(droit de travailler prévu par l’article 15 de la Charte)
-Réduire, pour les salariés attachés à
leurs convictions, la capacité et la chance d’accès au marché de l’emploi
(principe de non-discrimination prévu par l’article 21 de la Charte)
-Induire un traitement dégradant de la
dignité des salariés qui, s’ils ont la chance, seront obligés de passer
inaperçu comme le préconise le point 43 de l’arrêt et d’être émis loin des yeux
des clients intolérants (dignité humaine prévue par l’article premier de la
Charte)
-Compromettre la diversité culturelle,
religieuses et philosophique (article 22 de la Charte)
Quelle est la faute commise par la
salariée dans cette affaire pour subir toutes ces conséquences ?
D’après les éléments du dossier, la
seule « faute » commise en est le choix d’exercer sa liberté de
religion ou de conviction comme droit fondamental universel.
Je demande encore :
Est-ce que c’est légitime de permettre
à l’employeur, au nom de l’exercice de sa seule liberté d’entreprise, de
bafouer ou mettre en jeu plusieurs droits fondamentaux de ses salariés ?
est-ce que c’est équilibré ?
Cet arrêt reste ainsi indifférent à
l’égard des soucis liés :
-aux droits fondamentaux mis en jeu
(religion, droit au travail, objection de conscience, dignité ..) ;
-aux enjeux humains de l’affaire
(intégration, épanouissement, autonomie, trouble psychologique ..) ;
-à la criticité des retombés de
l’affaire (risque de stimuler l’intolérance religieuse, risques de
stigmatisation d’une communauté religieuse particulière, risque de réplique...) ;
-à l’émergence des comportement
haineux et violents.
Par rapport à cette notion de risque
de réplique, il y a lieu par exemple de craindre la naissance des courants de boycotte
visant les entreprises européennes notamment celles interdisant le port de
voile ou de signes convictionnelles.
Ce n’est pas suffisant de voir la CJUE
exiger au juge national de vérifier s’il a été possible à G4S, face au refus Mme Achbita
d’ôter son foulard, de lui proposer un poste de travail n’impliquant pas de
contact visuel avec ces clients, plutôt que de procéder à son licenciement.
Apparemment, la CJUE adhère aveuglement à ce que la règle d’interdiction, jugé
appropriée, est le seul moyen capable d’assurer la bonne application de la
politique de neutralité poursuivie par la société G4S.
Pourquoi la réflexion des juges n’a
pas porté sur des moyens, autres que la règle d’interdiction en cause,
permettant de faire cohabiter la liberté d’entreprise et la liberté de
religion ?
Pourquoi ne pas explorer de balancer
l’ensemble des moyens qui s’offrent à l’employeur pour recourir au moyen le
moins contraignant ?
Vu les enjeux et retombés de
l’interdiction, n’est-il pas approprié de considérer la règle interne
disproportionnée du seul motif qu’elle peut être substituée de façon suffisante
par d’autre moyen proportionnel.
N’est-il pas approprié de recourir par
exemple à une politique de communication sur les valeurs de l’entreprise, sa
neutralité vis-à-vis des convictions de son personnel et son respect de la diversité ?
la communication n’est-elle pas suffisante pour réaliser l’objectif de
neutralité poursuivi sachant qu’elle épargne les droits fondamentaux des uns et
des autres ?
Sans réponses à toutes les questions
et remarques précédentes, la dérogation au principe fondamental de
non-discrimination est banalisée par la mystérieuse « politique de
neutralité ». L’arrêt de la CJUE constitue aussi une régression par
rapport aux garanties minimales offertes par la directive. Cette jurisprudence
bouleverse sans doute la régulation des rapports entre employeur et salariés
telle qu’instaurée par la directive. Conformément au
deuxième paragraphe du préambule de la Charte, l’Union européenne « place
la personne au cœur de son action » notamment son action législative.
Pourquoi la CJUE investit d’une mission d’appliquer le droit, place l’entreprise
et ses intérêts aux cœurs de sa jurisprudence ? Pourquoi cette
incohérence ?
Dès
qu’ils ont la volonté, les employeurs européens peuvent se contenter de ces
gigantesques « indications », que je qualifie aussi solution clé en
main, pour légitimer tout acte discriminatoire
fondé sur la religion. Aujourd’hui c’est la religion, demain c’est l’âge,
l’handicape, le genre ... demain c’est l’Homme.
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