6/05/2018

Évaluation des conclusions de l’avocat général dans l’affaire C 157/15


Il s’agit ici de présenter une évaluation des travaux de Mme JULIANE KOKOTT, l’avocat général dans l’affaire C‑157/15 opposant Mme Achbita à la société G4S Secure Solutions NV.
Les résultats de cette évaluation sont surprenants puisque les arguments évoqués par l’avocat général sont globalement, dépourvus de fondement juridique ou très subjectifs, sinon inopportuns ou valent plutôt le caractère de simples déclarations. 
A titre d’exemple, son appréciation, établie pour justifier la discrimination indirecte, est fondée sur des dispositions juridiques qui ne s’appliquent pas à l’affaire en cause, comme je le démontre ci-après.  Il s’agit précisément de son travail d’argumentation traduit dans ses conclusions allant du point 57 au point 129, représentant environ 5 839 mots soit 73% des points pertinents. Explication :
Tout d’abord, je souligne que le rôle d’un avocat général est d’assister la Cour et présenter publiquement, en toute impartialité et en toute indépendance,des conclusions motivées sur une affaire qui lui est soumise. Conformément au règlement de procédure de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 25 septembre 2012 tel que modifié en 2013, la Cour désigne pour une année un premier avocat général. Ce dernier décide de l'attribution des affaires aux avocats généraux. Pour l’affaire C‑157/15 opposant Samira Achbita et G4S, l’avocat général désigné est Mme JULIANE KOKOTT. Elle a présenté ses conclusions le 31 mai 2016.
Dans cette affaire, l’avocat général Mme JULIANE KOKOTT se rejoint à la société G4S pour dire que la décision de licenciement, fondée sur une règle du règlement de travail interdisant le port du voile, ne constitue pas une discrimination directe. Tandis que le Royaume de Belgique et le Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme plaident en faveur de l’existence d’une discrimination directe.
Par contre, Mme JULIANE KOKOTT reconnait, en l’espèce, l’existence d’une discrimination indirecte, toute en s’efforçant de la justifier notamment sur la base de la dérogation prévue par l’article 4 paragraphe 1 de la directive 2000/78. De leur part, la Commission européenne comme la République française et le Royaume-Uni plaident aussi pour une discrimination indirecte. (voir explication sur la "Décision de la CJUE au regard des travaux des parties prenantes")

I. Conclusions de l’avocat général concernant la discrimination directe
A ce point, le travail de l’avocat général peut être résumé comme suit :
L’avocat général conclut qu’il n’y a pas de discrimination directe dans l’affaire en question. Pour lui, « le concept de discrimination directe ne convient pas pour apprécier correctement » l’interdiction de porter le foulard (point 46 de ses conclusions). Pour justifier son point de vue, Mme JULIANE KOKOTT considère que le port de foulard est un comportement qui repose sur une décision ou une conviction subjective et non pas sur une particularité physique inséparable de la personne ou de caractéristiques liées à la personne comme le sexe, l’âge ou l’orientation sexuelle (point 45). Par conséquent, la pratique religieuse relève d’un aspect de la vie privée, sur lequel un employeur peut volontairement empiéter (point 116). Concrètement -toujours d’après l’avocat général- l’employeur peut imposer aux travailleurs ce « simple » devoir de retenue pour ce qui concerne l’exercice du culte au travail, que ce soit en matière de pratiques religieuses, de comportements motivés par la religion ou, comme en l’espèce, de tenue vestimentaire (points 116 et 120).
Apparemment, Mme JULIANE KOKOTT fonde sa conclusion sur ses propres préjugés au lieu de recourir à des arguments juridiques sachant que rôle de la CJUE, saisie dans cette affaire par la Cour de cassation belge, est de fournir une interprétation de l’article 2 paragraphe 2 sous a). Il va sans dire que sa conception de la notion de religion limite l’étendu et le poids de la celle-ci étant donné que la religion, d’après l’avocat général, est dépourvue de particularités physiques ou caractéristiques liées à la personne en comparaison avec l’âge ou l’handicape entre autres (point 45 et 116).
A vrai dire, l’avocat général a commencé par cerner la définition juridique de la notion de religion en ayant recours aux différents textes de l’union européenne (points 35 et 36). Cependant, pour justifier l’absence d’une discrimination directe, elle outrepasse la définition juridique et se serve de sa propre définition ou ses propres représentations sur la religion. Pareille approche est inappropriée eu égard de la mission impartie à savoir l’interprétation d’une disposition du droit européen.
De même, contradictoirement que cela puisse paraitre encore, Mme JULIANE KOKOTT n’admet pas que l’interdiction du port du voile soit reposée « sur des stéréotypes ou des préjugés contre une ou plusieurs religions données » (point 55) ; elle exige plutôt que cette question du foulard en milieu professionnel  soit « résolue sur la base de la directive anti discrimination 2000/78/CE » (point 5 ) et que toute  justification d’une inégalité de traitement directe ou indirecte soit « subordonnée au respect d’exigences précises en droit de l’Union » (point 27). Ce sont des excellentes déclarations que, in fine, l’avocat général n’en fait pas usage.
Néanmoins, pour dramatiser ou modéliser sa propre conception de la religion en milieu professionnel, Mme JULIANE KOKOTT considère qu’une travailleuse ne peut pas « laisser au vestiaire » son sexe, sa couleur de peau, son origine ethnique, son orientation sexuelle, son âge ni son handicap dès qu’il pénètre dans les locaux de son employeur, mais elle peut en laisser son foulard (point 116). Ce n’est pas de cette approche -ou cette façon- qu’on dit le droit ou on produit de la jurisprudence. Du moins, ce ne sont pas des arguments.
Au fait, par ce qu’elle parte de sa propre conception de la religion, Mme JULIANE KOKOTT admet que c’est si facile de laisser son foulard au vestiaire, alors que, en substance, il s’agit de demander à la femme salariée de laisser au vestiaire son cœur ; oui son cœur. Avec un peu d’empathie, elle aura su que le voile n’est pas une simple portion de tissu ; le cœur, porteur de sa foi, est le commandeur de son comportement dont le port de foulard. Aussi, cette salariée qu’on force d’ôter son foulard sera exposée, conformément au référentiel de sa conviction, au châtiment divin. Dès lors, pour suivre la logique de Mme JULIANE KOKOTT, la religion repose à la fois sur une conviction métaphysique et sur une particularité physique inséparable de la personne à savoir son cœur ; la salariée ne peut en fin de compte se séparer de son cœur au même titre que son âge, sa couleur et autres propriétés de son corps humain.
Toujours par rapport à l’approche de la notion de religion, Mme JULIANE KOKOTT contredise encore franchement la définition juridique, puisqu’elle admet que la liberté de religion n’affranchisse pas la liberté de manifester « activement » une conviction donnée (point 53). Ainsi, en vue d’apprécier la règle interdisant le port de signes, elle recommande de vérifier, sur la base du critère de la « taille », si ces signes « sont plus ou moins visibles et ostentatoires par rapport à l’apparence globale du travailleur » (point 118). Pour cette raison, appuyée éventuellement par la jurisprudence, elle admet qu’un employeur puisse interdire le port de signes religieux « visibles ».
Or, contrairement aux idées de l’avocat général, le droit européen consacre « la liberté de toute personne de manifester sa religion en public ou en privé, y compris par les pratiques » (l’article 10, paragraphe 1 par exemple). Ainsi, le droit européen permet au citoyen européen de manifester librement sa religion et ce, « sans restriction ». On peut accepter des restrictions fondées sur la loi mais pas celles fondées sur des stéréotypes ou des préjugés notamment si ceux-ci émanent d’un juriste intervenant dans l’instruction d’un dossier litigieux.
Ce n’est pas tout, les concessions demandées par Mme JULIANE KOKOTT à une salariée croyante et pratiquante ne se limitent pas au seul voile, objet de la question préjudicielle. En général, l’avocat général attend de la salariée une certaine retenue en ce qui concerne la pratique religieuse ou le comportement en rapport avec sa religion (point 116). Là, l’avocat général, dépasse le cadre de sa mission et risque de donner l’impression qu’il tente de rallier les employeurs et la société européenne autour de sa propre doctrine en matière de religion au lieu de dire le droit en l’espèce.  
D’après ce qui précède, il parait évident que les explications données par Mme JULIANE KOKOTT, l’avocat général dans l’affaire C‑157/15 opposant Samira Achbita et G4S Secure Solutions NV, ne sont pas argumentées sinon des arguments, comme la taille ou la visibilité, sont très subjectifs et relèvent plutôt du domaine de la perception que du domaine du droit. Pour les autres arguments liés à la nature du poste occupée (contact visuel, variété de la clientèle, direction, subalternes,..), ils sont aussi dépourvus de fondement juridique que de force objective (point 16, 82, 119).

II. Conclusions de l’avocat général concernant la discrimination indirecte
A ce point, l’avocat général, Mme JULIANE KOKOTT, considère que la règle en question interdisant le port du foulard tombe su le régime de la discrimination indirecte. Son idée est partagée par la Commission européenne, la République française et le Royaume-Uni. Par contre, elle ne s’arrête pas ici et œuvre tant bien que mal pour justifier cette interdiction discriminatoire sur la base de l’article 4 paragraphe 1 de la directive 2000/78 et son article 2 paragraphe 5.
Premièrement, après une tentative d’utiliser l’article 2 paragraphe 5 pour justifier une discrimination tant directe qu’indirecte (points allant de 130 au 140), Mme JULIANE KOKOTT constate que « la Cour ne dispose pas d’éléments indiquant qu’il existerait en droit interne une habilitation de puissance publique spécifique pouvant servir de base juridique à une mesure telle que celle édictée par G4S. » (point 138) et elle conclut que la justification de l’interdiction faite par la société G4S « doit donc être appréciée uniquement en fonction de l’article 4, paragraphe 1, de la directive(point 140). Finalement, les arguments des points allant de 130 au 140 paraissent inconcevables. Il s’agit en volume de 916 mots représentant 11% des points pertinents.
Deuxièmement, Mme JULIANE KOKOTT a œuvré, durant les points allant de 65 à 129, pour justifier l’inégalité de traitement induite par la règle édictée par la société G4S, et ce, sur la base de l’article 4 paragraphe 2. D’après elle, cette règle répond parfaitement aux conditions de la dérogation, prévue par l’article 4 paragraphe 2 (voir explication sur le "Régime juridique dérogatoire au principe de la non-discrimination). En sommes, elle a arrivé à établir que la règle d’interdiction controversée constitue i. Une mesure professionnelle, ii. Mesure essentielle et déterminante, iii. Mesure proportionnée, ainsi que iv. L’objectif poursuivi par la société G4S est légitime.  En conséquence, la responsabilité de l’employeur est dégagée malgré que sa décision de licenciement soit fondée sur une règle réputée formant une discrimination indirecte.
Plus encore, ce justificatif est un passepartout puisque, aux yeux de l’avocat général, d’une part, il est valable aussi bien pour la discrimination indirecte que celle directe (point 128) et d’autre part, il satisfait aussi la dérogation prévue par l’article 2, paragraphe 2, sous b), i) en ce qui concerne la condition de l’objectif légitime (point 129).
Si ces idées sont vraies, et heureusement ce n’est pas le cas, les dispositions de la directive sont ainsi réduites à néant. La directive est vidée de sa substance et aucun salarié ne peut évoquer la directive 2000/78 pour lutter contre une quelconque discrimination dont il est victime en matière de travail et d’emploi.
Sur ce point de la justification de la discrimination indirecte, je ne vais pas m’étaler et évoquer les différents aspects de l’appréciation de Mme JULIANE KOKOTT à ce propos pour établir le caractère expéditif et moins précis de son évaluation. Je me contente par contre de deux arguments probants pour établir en un seul coup le caractère illégal de ses conclusions figurant aux points 57 au 129.
Ces deux arguments démontrent que les travaux de Mme JULIANE KOKOTT contredisent franchement les dispositions de la directive à deux niveaux :
Au premier niveau, son approche de l’article 4 paragraphe 1 ne respecte pas la volonté du législateur européen, puisque le considérant 23 de la directive 2000/78 énonce avec des termes clairs que la dérogation prévue par l’article 4 paragraphe 1 ne doit s’appliquer que « dans des circonstances très limitées ». 
Si Mme ELEANOR SHARPSTON avocat général dans l’affaire française C‑188/15 considère qu’il serait extrêmement difficile de contredire cet objectif clair de la directive (point 95 de ses conclusions), Mme JULIANE KOKOTT rend, par contre en pratique, cette exception comme une règle « largement accessible ». 
En agissant de la sorte, Mme JULIANE KOKOTT complique la vie de Mme Achbita, et de toutes ses homologues européens (nes) ayant choisi de pratiquer une religion donnée, puisque son point de vue a de forte chance de réduire leurs possibilités d’accès à l’emploi. Sinon, son point de vue réduit leurs capacités de jouir simultanément de plusieurs droits notamment en les mettant dans une situation de choix délicat entre le droit de la religion ou le droit de travailler. Est-ce que de cette façon qu'on maîtrise l’application de cette dérogation « dans des circonstances très limitées » !
Au deuxième niveau, important est de constater que l’avocat général a forcé l’application l’article 4 paragraphe 2 à la situation en cause pour justifier le caractère discriminatoire indirecte de la règle édictée par la société G4S. En effet, l’article 4 paragraphe 2 ne s’applique pas de plein droit. Les rédacteurs de la directive n’ont pas élevé les dispositions dudit article au range d’objectifs impératifs. Mme JULIANE KOKOTT a négligé de vérifier est-ce que le législateur belge a transposé ou non cette disposition dans le droit national. Personnellement, j’ose dire que le législateur belge n’a pas transposé cette disposition européenne et ce, contrairement à la France où la loi n° 2008-496, du 27 mai 2008, adapte le code de travail au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.
Pour faire face à ce vide, l’avocat général considère qu’il n’est pas impératif de transposer au niveau national l’article 4 paragraphe 2 sous la forme de lois ou de décrets ; il suffit au contraire qu’un règlement de travail allant dans ce sens soit en vigueur dans l’entreprise !! (point 67). Personne, même les juges, n’a osé suivre l’avocat général dans cette étrange interprétation.
D’ailleurs, son homologue dans l’affaire française C-188/15, Mme ELEANOR SHARPSTON, fidèle à son esprit de juriste attaché au droit, a vérifié cette condition substantielle. Elle considère, preuve à l’appuis, que « l’article 4 ne s’applique pas automatiquement. Il faut que l’État membre l’ait « prévu » » (point 49 de ses conclusions).
Dans tous les cas, et nonobstant que cet article soit transposé ou non, les justifications apportées par Mme JULIANE KOKOTT, avocat général dans l’affaire C‑157/15 opposant Mme Achbita à son employeur G4S, sont à considérer comme illégales car elles contredisent la directive et, en conséquence, la responsabilité de l’employeur est à revoir en matière de discrimination indirecte, reconnue à priori par l’avocat général.
En guise d’une conclusion finale, couvrant aussi bien la matière de discrimination directe qu’indirecte, je peux dire que les explications données par Mme JULIANE KOKOTT, l’avocat général dans l’affaire C‑157/15 opposant Samira Achbita et G4S Secure Solutions NV, ne sont pas argumentées sinon ses arguments ne sont pas probants ou sont inconcevables ou très subjectifs, car ils relèvent plutôt du domaine de la perception que du domaine du droit. En plus, ses moyens contredisent le droit européen notamment lorsque, d’une part, elle limite le droit de la religion à certaine dégrée de pratique alors que le droit européen lui définit l’étendu avec précision, et, d’autre part, elle élargit la dérogation de non-discrimination prévue par l’article 4 paragraphe 1 au moment où la directive exige qu’elle soit appliquée dans des circonstance « très limitées ». Pis encore, lorsqu’elle applique cet article à l’affaire en cause alors que le législateur belge n’a pas procédé à sa transposition en droit interne.

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